Entretien avec Jesús Morán Cepedano, co-président du mouvement des Focolari depuis 2014, responsable, selon les statuts de l’Œuvre de Marie, des questions morales et disciplinaires (par Lorenzo Prezzi et Marcello Neri). En tant que coprésident du mouvement des Focolari, vous avez rencontré les victimes d’abus à Nantes, en France, le 18 septembre 2020. Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé et vos réactions ? Nous avons été convoqués par trois victimes de Jean-Michel Merlin, un focolarino français qui avait commis des abus, après plusieurs contacts que nous avons eus avec eux ces dernières années pour faire le point sur la situation et conclure l’évènement, comme il est possible et de façon correcte pour eux. Ce fut une expérience très forte pour nous tous du mouvement qui étions là, et pour moi en particulier, car ce fut une rencontre avec une douleur vive, une douleur pure de ceux qui ont été abusés. Ce n’était pas la première fois que j’entrais en contact avec des victimes d’abus, mais je n’avais jamais eu auparavant une expérience aussi intense de relation avec la douleur. De plus, ce fut pour nous une occasion très douloureuse de constater l’étendue de nos lacunes – surtout en ce qui concerne le cas Merlin, en ce qui concerne l’accompagnement des victimes, la prise en charge des situations, la désorientation que nous avons eue en tant que mouvement – et aussi, à cet égard, le retard dans la prise de mesures adaptées à la situation et aux faits. Cette expérience, à mon avis, a représenté un tournant : à partir de cette relation personnelle avec les victimes, la vision de ce drame a beaucoup changé. Le travail que nous avions déjà entrepris pour prendre des mesures adéquates face aux cas d’abus dans le mouvement après la réunion de Nantes s’est encore plus accentué. La présidente, Maria Voce, a pris la parole et a exprimé la volonté d’apporter une clarté totale. En quelles occasions ? Selon les statuts de l’Œuvre de Marie, le co-président est celui qui doit s’occuper des questions morales et disciplinaires afin que les formes de vie du mouvement soient en accord avec la doctrine de l’Eglise. C’est sa tâche spécifique, mais elle est toujours accomplie dans l’unité et en plein accord avec la présidente. En ce sens, Maria Voce a toujours soutenu mon travail depuis des années. Il y a donc eu deux occasions particulières où nous nous sommes exprimés ensemble. Une première fois le 26 mars 2019, par une lettre adressée à tous les membres du mouvement dans laquelle nous reconnaissions publiquement nos manquements et le fait que des abus se sont produits au sein de l’Œuvre de Marie : nous affirmions notre engagement contraignant, en particulier avec les victimes, à réparer tout ce qui doit l’être. Une deuxième fois, plus récemment, nous nous sommes exprimés ensemble dans le cadre d’une liaison mondiale au cours de laquelle nous avons publiquement demandé pardon à tous ceux qui avaient été victimes d’abus au sein du mouvement des Focolari – qu’il s’agisse d’abus sexuels, de mineurs ou d’abus d’autorité ou de pouvoir. Quel a été l’impact sur les membres des Focolari et du mouvement face à la révélation de cas d’abus? Pour beaucoup d’entre eux, la première réaction a été l’incrédulité et la perplexité : l’impact a été très fort car pour beaucoup, il était impensable que des événements aussi douloureux puissent se produire dans un mouvement si fortement marqué par l’amour réciproque où les relations sont d’une importance spirituelle centrale. Des piliers du mouvement vont dans une direction si contraire à toute forme d’abus, comme voir Jésus dans l’autre, la vie de l’unité, qu’ils nous poussent à considérer les abus comme impensables au sein de nos réalités. Entrer dans ce que Catherine de Sienne appelait la « maison de la connaissance de soi » a été un processus douloureux pour les membres du mouvement : c’est-à-dire découvrir notre insuffisance, même en ce qui concerne la mise en pratique de la vie d’unité, du charisme. Il s’agit d’un processus fondamental de découverte de sa propre insuffisance et il s’agit de repartir avec une confiance, non plus naïve, envers Dieu et les autres. C’est l’expérience fondamentale de nombreuses personnes dans le mouvement – ils nous l’ont écrite, dite et communiquée. Les démissions des responsables français du mouvement et le cas retentissant de Jean-Michel Merlin sont-ils le symptôme d’une certaine fragilité dans le processus de formation interne ? Évidemment oui ! je l’ai aussi dit dans une communication récente aux membres du mouvement : ces situations d’abus ont mis en évidence des fragilités dans les itinéraires de formation et il faut donc s’occuper de la formation dans toutes ses phases avec une plus grande attention aux personnes. D’une manière particulière, nous devons faire un sérieux et véritable discernement vocationnel – et je ne parle pas seulement des personnes consacrées mais aussi de la vocation de toute personne qui veut assumer d’importantes responsabilités dans le mouvement. Un autre point est celui de mieux prendre soin et d’accompagner les personnes auxquelles nous confions des rôles de responsabilité, en veillant à ce qu’elles aient une formation intégrale, qu’elles aient des compétences relationnelles adéquates, d’écoute et d’accueil, de respect de la personne. Dans ce contexte, il s’agit ensuite de mettre en place des moyens de vérification du processus de formation. J’ai l’impression que pendant des années nous avons fait totalement confiance à la force de la spiritualité et du charisme mais cela nous a parfois amenés à négliger d’une certaine manière certains aspects humains dont nous sommes maintenant conscients et qui doivent être davantage pris en compte. Et cela, en regardant à la fois les progrès des sciences humaines et les avancées dans ce domaine qui se font au sein de l’Eglise. Lorsqu’on ouvre la digue des témoignages, ceux-ci se multiplient. Avez-vous l’impression que cela pourra se produire aussi dans le mouvement, c’est-à-dire qu’après le cas Merlin, d’autres dénonciations d’abus pourraient émerger ? Oui, nous le vérifions déjà et nous nous y préparons, car d’autres dénonciations arrivent et nous devons ici faire un véritable discernement par des vérifications en bonne et due forme. Dans certains cas, il s’agit plutôt de tensions et de conflits relationnels qui ne peuvent être configurés comme de véritables abus ; dans d’autres cas, il s’agit plutôt de véritables abus dont nous n’avions pas connaissance et qui doivent être traités comme tels avec la rigueur et l’attention nécessaires. C’est un processus de « purification de la mémoire » que nous voulons vivre avec humilité et espérance. Quels outils avez-vous mis en place pour répondre à ces dénonciations d’abus au sein du mouvement ? Nous avons deux commissions qui prennent en charge de telles situations : une Commission pour le bien-être et la protection des mineurs et des personnes vulnérables, qui fonctionne depuis quelques années avec un règlement interne, qui a été révisé récemment, et une Commission indépendante des structures dirigeantes du mouvement pour la protection de la personne, c’est-à-dire pour les adultes qui peuvent souffrir d’abus d’autorité, de pouvoir et aussi sexuels. Ce deuxième instrument est plus récent, avec moins d’expérience que la première Commission. Après environ quatre ans d’activité, il élabore ces jours-ci un nouveau statut alimenté par les expériences faites jusqu’à présent et qui sera rendu public une fois qu’il aura rejoint sa version définitive. Ces deux instruments agissent au niveau central ; ensuite, en ce qui concerne la protection des mineurs, il existe également des commissions régionales. Il se pourrait que nous allions également dans cette direction pour la protection de la personne en liaison avec les organes centraux. Nous réalisons tout ce travail en dialogue avec le Dicastère des laïcs, parce que nous ressentons le besoin de toujours améliorer les procédures afin que l’on sache très clairement comment on peut s’adresser à ces organismes, comment vérifier les différents cas, quand il y a véritablement des abus. Nous devrions également mettre en place des organes de contrôle à tous les niveaux. La commission pour la protection des mineurs en a déjà un. Dans ces organes de contrôle, il y aura des personnes extérieures au mouvement pour assurer une plus grande transparence. Pouvez-vous dire quelque chose sur le mandat donné à la société britannique GCPS pour enquêter sur tous les abus possibles au sein du mouvement ? C’est un engagement pris avec les victimes que nous avons rencontrées à Nantes, où elles ont demandé une commission indépendante au sens total, c’est-à-dire non seulement indépendante du gouvernement de l’Œuvre composée de membres qui n’exercent aucun rôle de gouvernement, mais aussi de l’Œuvre en tant que telle, c’est-à-dire composée de personnes qui sont en dehors du mouvement. Après une recherche qui a duré quelques mois, nous avons identifié cette société britannique qui, pour le moment, ne s’occupera que du cas Merlin car il s’agit d’un cas grave et exemplaire. Nous verrons comment les choses évoluent ; nous venons de donner le mandat à la firme britannique et nous commençons à travailler avec elle. Le processus d’enquête prendra probablement un an : tant sur les faits, car nous devons encore connaître le nombre réel de cas, et pour ce qui concerne les décisions à prendre et les responsabilités à assumer. Quel est le rôle des victimes dans cette analyse interne ? Le rôle des victimes est fondamental : par exemple, elles participeront à l’enquête que nous avons confiée à GCPS Consulting, notamment à l’élaboration du programme opérationnel. Le contact avec les victimes est permanent, au cours de ces mois ; je leur ai communiqué toutes les mesures que nous avons prises en tant que mouvement. Les victimes participent donc à l’ensemble du processus et nous sommes toujours en contact dans chaque cas et dans chaque situation, dans la mesure du possible. La prochaine Assemblée Générale du mouvement, qui s’ouvrira fin janvier, comprendra-t-elle une sorte de briefing sur ces faits ? Oui, le sujet des abus est inclus dans le rapport sexennal de la présidente qui ouvrira l’Assemblée ; il y aura également une intervention ad hoc du coprésident. En ce sens, le sujet sera non seulement présenté mais aussi approfondi et discuté pendant l’Assemblée. Vous avez souligné la grande confiance dans le charisme fondateur de Chiara Lubich, confiance qui, par exemple, dans la récente transmission télévisée sur Chiara, est également témoignée à un très large public. Ce patrimoine est renouvelé, mis à l’épreuve par ces événements et de quelle manière peut-il être reproposé ? L’émission sur Chiara, même si c’était une fiction avec les limites et les mérites du genre, a été un grand cadeau pour nous tous, surtout pour les jeunes membres du mouvement qui n’ont pas connu une jeune Chiara Lubich. Je pense que la fiction a bien réussi à mettre en évidence le vrai fruit du charisme de l’unité, c’est-à-dire un peuple né de l’Évangile qui vit pour la fraternité universelle, avec un accent sur la communion et l’ouverture à l’humanité, avec une attention aux douleurs du monde. Je crois que ce sont des thèmes d’une grande actualité. Nous nous trouvons donc devant une fiction qui peut être un grand stimulant pour avancer dans l’incarnation du charisme dans l’Église et dans la société. Source : http://www.settimananews.it/ http://www.settimananews.it/ministeri-carismi/focolari-abusi-uno-spartiacque/
Mettre en pratique l’amour
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