Au cours d’un voyage en Galilée, près de Césarée de Philippe, Jésus demande à ses disciples ce qu’ils pensent de lui. Au nom de tous, Pierre affirme qu’il est le Christ, le Messie attendu depuis des siècles. Pour éviter des équivoques, Jésus explique clairement comment il entend réaliser sa mission. Il libérera son peuple, certainement, mais d’une manière inattendue, en payant de sa personne : il devra beaucoup souffrir, être condamné, mis à mort et, au bout de trois jours, ressusciter.
Pierre n’accepte pas cette vision du Messie ; comme beaucoup d’autres de son temps, il l’imaginait comme quelqu’un qui agirait avec force et puissance, chassant les Romains et mettant la nation d’Israël à sa juste place dans le monde. Il en fait donc le reproche à Jésus qui le réprimande à son tour : «…tes vues ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes » (Marc 8,31-33).
Jésus se remet en chemin, cette fois vers Jérusalem où s’accomplira son destin de mort et de résurrection. Maintenant que ses disciples savent qu’il va mourir, accepteront-ils encore de le suivre ? Les conditions que pose Jésus sont claires et exigeantes. Il appelle la foule et ses disciples autour de lui et leur dit :
« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive »
Sur les rives du lac alors qu’ils jetaient leurs filets pour la pêche, ou devant le bureau des impôts, lorsque Jésus les avait appelés à le suivre, ses disciples avaient alors été fascinés. Sans hésiter, ils avaient abandonné barques, filets, bureau, père, maison, famille pour courir à sa suite. Ils l’avaient vu accomplir des miracles et entendu ses paroles de sagesse. Jusqu’à aujourd’hui, ils l’avaient suivi remplis de joie et d’enthousiasme.
Cependant, suivre Jésus allait prendre maintenant un caractère nettement plus engageant, c’est-à-dire partager à fond sa vie et son destin : l’insuccès, l’hostilité et même la mort, et quelle mort ! La plus douloureuse et infamante, celle réservée aux assassins et aux délinquants les plus dangereux… Une mort que les Écritures qualifiaient de « maudite » (Deutéronome 21,23). Le seul nom de « croix » terrorisait, on n’osait même pas le prononcer. Cette parole apparaît pour la première fois dans l’Évangile. Qui sait quel choc elle a provoqué en ceux qui l’ont entendue !
Ayant affirmé clairement son identité, Jésus peut montrer avec la même clarté celle de son disciple. Si le Maître est celui qui aime son peuple jusqu’à mourir pour lui, en prenant sur lui la croix, le disciple, pour être tel, devra lui aussi mettre de côté sa propre façon de penser pour partager en tout, la voie du Maître, à commencer par celle de la croix :
« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive ».
Être chrétien signifie être d’autres Christ : avoir « les mêmes sentiments que le Christ Jésus », il « s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix » (Philippiens 2,5-8) ; être crucifié avec le Christ au point de pouvoir dire avec Paul : «…je vis mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi » (Galates 2,20) ; ne rien savoir « sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié » (1 Corinthiens 2,2). Jésus continue à vivre, à mourir, à ressusciter en nous. C’est le plus grand désir, la plus grande ambition du chrétien, celle qui a modelé les grands témoins : être comme le Maître. Mais comment suivre Jésus pour devenir comme lui ?
Le premier pas est de « se renier soi-même », se distancer de sa propre façon de penser. C’est ce que Jésus a demandé à Pierre quand il l’a réprimandé pour avoir pensé selon les hommes et pas selon Dieu. Nous aussi, comme Pierre, nous voulons parfois nous affirmer de manière égoïste ou au moins selon nos propres critères. Nous recherchons le succès facile et immédiat, exempt de toute difficulté, nous regardons avec envie celui qui fait carrière, nous rêvons d’avoir une famille unie et de construire autour de nous une société fraternelle et une communauté chrétienne, sans devoir payer le prix requis.
« Se renier soi-même » signifie entrer dans la façon de penser de Dieu, telle que Jésus nous l’a montrée dans sa propre façon d’agir. C’est la logique du grain de blé qui doit mourir pour porter du fruit, la logique de trouver plus de joie à donner qu’à recevoir (Actes des Apôtres 20,35), à offrir sa vie par amour, en un mot, prendre sur soi sa propre croix :
« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive ».
La croix – celle de « tous les jours », comme le dit l’évangile de Luc (Luc 9,23) – peut prendre bien des visages : maladie, chômage, incapacité de gérer les problèmes familiaux ou professionnels, échec pour créer des rapports authentiques, sens d’impuissance face aux grands conflits mondiaux, indignation devant les scandales répétés de notre société… La croix, inutile de la chercher. Elle nous arrive d’elle-même, peut-être de manière totalement inattendue et sous une forme que nous n’aurions jamais imaginée.
L’invitation de Jésus est de « prendre » la croix, sans la subir avec résignation comme un mal inévitable, sans la laisser nous écraser, sans la supporter non plus de façon stoïque et détachée… L’accueillir au contraire comme une possibilité de partager la sienne, de vivre en disciples aussi en cette situation et en communion avec lui dans cette souffrance, car c’est lui, le premier, qui a partagé notre croix. Quand Jésus s’est chargé de sa croix, il a pris avec elle sur ses épaules chacune de nos croix. Dans chaque souffrance, quelle qu’elle soit, nous pouvons rencontrer Jésus qui l’a déjà faite sienne.
Igino Giordani voit là le rôle inversé de Simon de Cyrène qui porte la croix de Jésus : la croix, dit-il, « est moins lourde si Jésus se fait notre Cyrénéen ». Et, dit-il, elle est encore moins lourde si nous la portons ensemble : « Une croix portée par une seule personne est écrasante ; portée ensemble par plusieurs, avec Jésus au milieu d’elles, c’est-à-dire en prenant comme Cyrénéen Jésus lui-même, elle devient légère, le joug n’est plus ressenti comme tel. L’escalade faite en cordée par beaucoup, d’un commun accord, devient une fête, et elle nous fait monter ».
Prendre la croix donc pour la porter avec lui, sachant que nous ne sommes pas seuls à la porter parce qu’il la porte avec nous, c’est se relier à Jésus, lui appartenir, jusqu’à la pleine communion avec lui, jusqu’à devenir d’autres ‘lui’. C’est ainsi que l’on suit Jésus et que l’on devient de vrais disciples. La croix sera alors vraiment pour nous, comme pour Christ « puissance de Dieu (1 Corinthiens 1-18), voie de résurrection. Dans chaque faiblesse, nous trouverons la force, dans chaque obscurité la lumière, dans chaque mort la vie, parce que nous trouverons Jésus.
Fabio Ciardi
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